Où il sera démontré que le juge Bitar pourrait facilement poursuivre son enquête

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autrement appelé « l’affaire du contreseing inutile« 

Comment ?, diront les premiers lecteurs de ce blog, voilà un professeur de droit, Français qui plus est, qui prétend non seulement donner son opinion, mais même avoir la solution d’une des affaires les plus controversées de ces derniers mois, celle de savoir si, quand et comment, le juge Bitar pourra reprendre ses investigations sur les responsabilités pénales liées à l’explosion survenue dans le port de Beyrouth le 4 août 2020. C’est tout de même bien singulier, peut-être même outrecuidant.

Mais, répondrai-je à ces premiers lecteurs, c’est justement parce que j’ai l’habitude fréquenter le droit français, que j’affiche cette prétention. En effet, comme j’espère parvenir à le démontrer, c’est l’interprétation d’une disposition de la Constitution libanaise, sur le contreseing ministériel très directement inspirée du droit français qui fournit la clé de l’énigme.

Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut expliquer en quoi cette affaire de contreseing est à l’origine du blocage actuel de l’enquête menée par le juge Bitar.


Lorsque, au cours de l’année 2021, il est apparu que le juge Tarek Bitar entendait mener des investigations approfondies et rechercher véritablement les responsables de la catastrophe du 4 août, allant jusqu’à ordonner la mise en détention de certains des protagonistes, une forme de panique a gagné le cercle des personnes susceptibles d’être mises en cause et un des moyens juridiques qui a été trouvé pour essayer de freiner l’enquête a consisté à déposer des recours en récusation ou en suspicion légitime à l’encontre du juge. Ces procédés n’ont guère été couronnés de succès jusqu’à ce que, du fait du départ de à la retraite de Présidents de chambre à la Cour de cassation, l’assemblée générale de celle-ci n’ait plus le quorum requis pour statuer sur ces recours. Or, pendant le temps de l’examen de ces recours, le juge est provisoirement suspendu.

Autrement dit, pas de quorum de l’assemblée générale de la Cour de cassation, pas de décision sur les recours et donc pas de reprise de l’enquête en raison de la suspension provisoire du juge. On comprend donc que la tentation était donc bien forte pour certains de faire durer le plus longtemps possible cette absence de quorum…

Au mois de mars 2022, cependant, on croyait bien cette affaire en passe d’être résolue, le Conseil supérieure de la magistrature avait proposé une liste, le décret suivait son circuit de signatures et de contreseings quand soudain, par un communiqué du 16 avril 2022, le Ministre des Finances indiquait qu’il refusait de contresigner le décret. Depuis cette date, le blocage persiste et de nouvelles manœuvres visent à essayer de faire nommer un « juge provisoire » dans l’attente des décisions à rendre sur les pourvois dirigés contre le juge Bitar.

Le blocage persiste et pourtant, ce que vise à démontrer cet article c’est que le contreseing du Ministre des Finances n’est nullement requis en cette matière et que par conséquent, refus ou pas refus de contresigner, le décret peut parfaitement entrer en vigueur.

« Le contreseing du Ministre des Finances n’est pas requis pour nommer des présidents de chambre à la Cour de cassation« 

Et voila, là nous entrons dans vif du sujet et, je m’en excuse d’avance, nous allons faire un peu de plomberie juridique : un mélange d’histoire du droit, de droit comparé, de droit français et de droit libanais.

Commençons par observer que rien, ni dans la loi de 1983 sur l’organisation judiciaire, ni dans le code de procédure civile, ne prévoit l’intervention de ce contreseing du Ministre des finances. C’est donc sur la seule base de la Constitution que celui-ci peut être envisagé,

C’est l’article 54 de la Constitution qui, pour les décrets du Président de la République détermine qui doit les contresigner. Il est ainsi rédigé :

(site du Conseil constitutionnel libanais)

On voit donc que la question qui se pose est celle de savoir ce qu’il faut entendre par « Ministre intéressé » et si, en matière de nominations judiciaires, le Ministre des Finances peut-être regardé comme un « Ministre intéressé ».

D’abord un peu d’histoire du droit et de droit comparé

(comme promis…)

Rappelons d’abord quel est l’effet juridique du contreseing. Je ferai vite, rassurez vous !

Le contreseing est un contre pouvoir. Il permet aux personnes, Ministres ou Premier Ministre, de bloquer une initiative du chef de l’Etat qui y irait contre leur volonté. Si l’acte est pris dans que le contreseing requis ait été apposé, cet acte est illégal et le juge compétent peut l’annuler. Cela dit, dans les régimes parlementaires qui fonctionne normalement, un ministre ne peut pas indéfiniment refuser de contresigner : s’il n’est pas d’accord avec la politique menée et les décisions prises, il doit en tirer le conséquences et démissionner.

Au XIXe siècle, au commencement du parlementarisme, on se contentait dans les Constitutions de prévoir le contreseing « d’un ministre », sans préciser lequel : Tel est le cas de la Constitution de 1831 de la Belgique : « Aucun acte du Roi ne peut avoir d’effet, s’il n’est contresigné par un ministre, qui, par cela seul, s’en rend responsable » ou encore  des lois constitutionnelles de 1875 pour la France : « Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre » (art 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875).

Cette formule très large avait un inconvénient majeur : en n’identifiant pas nettement le Ministre elle laissait une trop marge d’incertitudes ce qui bien évidemment pouvait susciter des conflits politiques au sein des gouvernements considérés. Cela avait conduit la pratique constitutionnelle à considérer que  ce Ministre devait être le « Ministre intéressé », c’est à dire le Ministre en charge du ou des départements ministériels « techniques » auxquels incombaient la mise en œuvre de la mesure (V. Notamment sur cette question, le fondamental Traité d’Eugène Pierre, Traité de Droit politique électoral et parlementaire, 3e ed. Paris, Librairies et imprimeries réunies, 1914, n° 103). D’ailleurs le législateur, quand il précisait les modalités de contreseing prenait bien soin de préciser si un contreseing du ministre des finances était nécessaire en plus de celui du ministre intéressé : Ainsi, s’agissant du contrôle des dépenses de l’Etat, la loi avait énoncé que celui-ci devait être organisé par un décret « contresigné par le Ministre intéressé et le ministre des Finances » (E. Pierre, op. cit, n° 539, p. 669).

Cette pratique a progressivement prise en charge par les nouvelles Constitutions du début du XXe siècle qui ont apporté des précisions sur les Ministres devant contresigner un acte. La Constitution portugaise du 21 mars 1911 prévoit ainsi en son article 49 que les actes du Président de la République devront être contresignés « au moins par le Ministre compétent ». Après la 1e guerre mondiale, l’expression « ministre intéressé » est même devenue une banalité. dans la première Constitution provisoire polonaise du 20 février 1919, dans la Constitution lituanienne du 1er août 1922 (art 55) ; dans la loi sur le pouvoir royal du royaume de Yougoslavie du 6 janvier 1929 (art 18) ou encore, pour changer de continent, dans la constitution péruvienne du 29 mars 1933 (art 166). C’est encore cette même expression qui sera reprise par la Constitution de 1946 instituant la IVe République française.

Voilà pourquoi ce détour par l’histoire du droit et le droit comparé était indispensable : l’article 54 de la Constitution libanaise de 1926 s’inscrit en plein dans cette tendance constitutionnelle lorsque, lui aussi parle des « ministres intéressés ».

Dans quels cas le ministre des finances est-il un « ministre intéressé »

dont le contreseing est nécessaire ?

Mais alors qu’est ce qu’au juste qu’un « Ministre intéressé » et même, plus précisément, est ce que les Ministres des Finances, qui tiennent dans toutes les parties du monde les cordons de la bourse, ne sont pas toujours des « ministres intéressés » dès lors qu’une mesure a des incidences financières, aussi minimes soient elles ? Et bien non, justement non, et cette fois nous en passons au droit français, qui a interprété les dispositions de la Constitution de 1946 comme de la Constitution de 1958 : Ministre intéressé veut dire Ministre techniquement compétent et pas Ministre des Finances.

En voici deux exemples :

En 1976, le Conseil d’Etat français a jugé que « le seul fait qu’un qu’une décision ait des répercussions financières ne justifiait pas qu’elle soit contresignée par le Ministre des finances » (CE Ass. 26 novembre 1976, AJDA 1977, p. 26, concl. Latournerie et chr. Nauwelaers et Fabius).

Plus encore, en 1981 il a jugé qu’un texte réformant un régime fiscal ne relevait que du ministre compétent en matière de législation fiscale et ne nécessitait pas le contreseing du Ministre chargé des finances, et cela lors même qu’il avait d’importantes conséquences financières, (CE 9 janvier 1981, n° 14688).

Ces textes et la jurisprudence qui les interprète se comprennent fort bien. Si, en effet, chaque acte réglementaire ou individuel qui a des conséquences financières devait être contresigné par le Ministre des Finances, ce dernier deviendrait une véritable autorité de tutelle du gouvernement puisque pratiquement tous les actes ont de telles conséquences, au moins indirectement. Il deviendrait même une autorité supérieure au chef du gouvernement puisqu’il aurait le pouvoir de s’opposer à l’essentiel de sa politique. Ainsi, la règle du contreseing, telles que l’entendent constitutions et cours constitutionnelles ou administratives vise à préserver une logique d’égalité entre l’ensemble des Ministres responsables au sein d’un gouvernement, sous la direction du chef de gouvernement.

A ce stade, chers lecteurs, je vous entends murmurer : « tout cela est bel et beau, la France la France, la France.. Mais, quid du Liban ? « . Bon, j’avoue que ça n’a pas été simple. Une fois connecté sur la base de données juridiques de l’Université libanaise, tous les menus déroulants sont en arabe que je confesse ne pas parler. Mais, grâce à mon ami google translate qui m’a aimablement traduit « Conseil d’État » « Décret » « Ministre des Finances » et « Signature » (à ce propos, google translate propose la même traduction pour signature et contreseing) j’y suis parvenu.

Et la position du Conseil d’Etat libanais est très clairement la même que celle du Conseil d’Etat français : le Ministre des finances n’a pas à contresigner un décret qui relève de la compétence technique d’un autre ministre, même si ce décret à des conséquences financières importantes.

Le Conseil d’Etat libanais a jugé que le Ministre des finances n’avait pas à contresigner un décret qui relève de la compétence technique d’un autre ministre, même si ce décret à des conséquences financières importantes

Il s’agissait en l’occurrence d’un décret portant déclaration d’utilité publique d’une opération d’expropriation (si j’ai bien compris, mais google translate a ses limites, il s’agissait de la construction d’une route entre Chourit et Ain El Halazoun, dans le Chouf). Les requérants contestaient l’absence de contreseing du Ministre des Finances compte tenu des conséquences financières de l’opération d’expropriation, mais le Conseil d’Etat leur répond que cela n’invalide pas le décret qui a été signé par le Ministre des travaux publics « qui est en grande partie responsable des travaux liés à l’aménagement ». C’est une décision du 30 mars 2006, n° 379 dont vous pourrez trouver le texte intégral ici . Ajoutons que rien, dans les accords de Taëf n’est venu faire évoluer le texte constitutionnel sur cette question et que la solution de 2006 du Conseil d’État reste donc pleinement de droit positif.

Le décret peut donc être pris dès demain

et les recours portés devant la Cour de cassation jugés au plus vite

Voilà donc la solution, elle est très simple : pas de contreseing du Ministre des Finances sur les décrets de nomination des Présidents de chambre de la Cour de cassation : techniquement c’est le ministre de la justice qui est compétent et ces nominations ne créent pas de charges financières nouvelles, elles se contentent de nommer des personnes dans emplois budgétaires déjà existant.

Et la conséquence est tout aussi simple à énoncer : Le ministre des finances est tout simplement en dehors du circuit de décision. Il peut garder le projet de décret sur son bureau s’il le souhaite mais cela sera simplement comme document d’archive ou élément de décoration : du moment que le Président de la République et le Premier Ministre signent après le Ministre de la Justice, le décret pourra être publié et entrer en vigueur. Et donc également, les recours dirigés contre le juge Bitar pourront être examinés au plus vite.

En sera-t-il ainsi ? Je laisse à l’avenir le soin d’écrire la conclusion de cet article…

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Par frolin

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