Vacance des pouvoirs publics libanais : Un Mal sans remède ?

V

Le gouvernement ? démissionnaire.

L’assemblée générale de la Cour de cassation ? Ne peut se réunir faute de quorum.

La Commission nationale de lutte contre la corruption. Des membres nommés au bout de deux ans mais « Avant de se consacrer à sa mission, la commission doit travailler sur son organisation interne, se familiariser avec ses tâches et être secondée par plusieurs équipes. Cela nécessite beaucoup de temps au vu de la crise financière que traverse le pays » selon la Ministre sortante pour le développement administratif.

Et peut-être bientôt, la Présidence de la République vacante ?


Cette vacance des pouvoirs publics, et la liste ci-dessus est fort loin d’être exhaustive, peut-être regardée comme un symbole de la crise économique et politique qui depuis plusieurs années conduit au délitement progressif des institutions. Mais elle est de notre point de vue beaucoup plus que cela : non pas symbole, ou symptôme, elle constitue en réalité un des outils privilégiés de la construction d’une gouvernance politique et administrative parallèle.

La vacance gouvernementale et administrative, c’est l’évitement de tout contrôle parlementaire et un fonctionnement construit sur des règles officieuses et souvent illégales

La vacance gouvernementale, c’est l’évitement de tout contrôle parlementaire et un fonctionnement construit sur des règles officieuses et souvent illégales comme l’a montré un récent et remarquable article de Wissam Lahham pour Legal Agenda

La vacance judiciaire, on a déjà eu l’occasion de le rappeler ici, est le moyen de bloquer l’enquête sur les responsabilités dans l’explosion du port en 2020.

La vacance administrative, spécialement des organes de contrôle ou d’accès au droit et à l’information, c’est la garantie que ces contrôles ne se réaliseront pas, que la transparence administrative ne se réalisera pas davantage.

Ainsi, cette vacance des pouvoirs publics est le moyen de construire un système gouvernemental et administratif « à l’abri du droit » et de ses sanctions, qu’il s’agisse du droit, constitutionnel, administratif ou pénal.

Et ce système fonctionne d’autant mieux – si l’on peut dire -qu’on a du mal à apercevoir de prime abord quel pourrait être l’instrument juridique qui, dans le droit libanais, permettrait d’empêcher ces vacances de se produire, ces nominations de ne pas être faites, ces pouvoirs de ne pas être exercés.


I : Les outils du droit français pour lutter contre les phénomènes de vacance du pouvoir

Si l’on compare cette situation avec le droit français, on constate que celui prévoit de très longues dates dans les textes des mécanismes permettant de lutter contre ces vacances.

Voici par exemple un vieil arrêt du 5 janvier 1894 du Conseil d’État « Archevêque de Reims » (Recueil, p. 7) : avant la loi de 1905 de séparation des églises et de l’État, les biens des églises étaient gérées à l’échelon local par des « fabriques » qui étaient des sortes « d’établissements publics dirigées par des conseils élus. Or voici un conseil de fabrique qui refuse d’organiser l’élection d’un membre démissionnaire. Et bien, nous dit le Conseil d’État en ce cas, l’ordonnance de 1825 qui encadre le fonctionnement de ces conseils permet à l’archevêque de se substituer au conseil et de nommer directement et lui-même un nouveau membre.

Même sans texte, le droit français a construit un certain nombre de dispositifs permettant d’assurer la continuité des fonctions politiques comme administratives : intérim, suppléance, délégation de fonctions. Ainsi par exemple, en 1952 le Professeur Liet-Veaux soulignait que dans le cas d’un Président du Conseil des ministres démissionnaire, il appartenait au chef de l’État de nommer un membre du gouvernement chargé d’exercer provisoirement ses fonctions, « pour assurer la marche continue des institutions » (Rev. Dt Pub. 1952, p. 166).

Et dans un arrêt tout récent (CE 23 décembre 2020 n° 433666) le Conseil d’État a posé la clé de voûte du dispositif de la manière suivante : il s’agissait de la situation du Président du conseil d’administration  d’un office public d’habitation à loyer modéré (les établissements publics qui, en France gèrent une partie du parc des logements sociaux) qui avait refusé de nommer un nouveau directeur de l’office et qui, pendant la période de vacance du poste « s’était immiscé dans le fonctionnement des services de l’office ». Le Conseil d’État juge que s’est à juste titre qu’une sanction lui a été infligé pour cette raison car « la longue vacance du poste de directeur de l’office caractérisait une faute grave de gestion ». Et le Conseil de décider par suite que la révocation de ses fonctions de Président et l’interdiction d’exercer toute fonction au sein d’un office de même nature pendant trois ans était justifiée.

La longue vacance du poste de directeur constitue pour l’autorité de nomination

« une faute grave de gestion »

(Conseil d’Etat 23 décembre 2020)

« Faute grave de gestion », sanction lourde de la révocation des fonctions, on l’aura compris laisser vacant un poste qui doit être pourvu n’est pas pris à la légère en droit français.

II: Qu’en est il des outils du droit libanais pour lutter contre la vacance du pouvoir ?

Mais, passons si vous le voulez bien, du droit français au droit libanais. La jurisprudence est il est vrai moins fournie mais il y a néanmoins une décision majeure du Conseil constitutionnel libanais qui doit être mise en évidence. C’est la décision n° 7/2014 du 28 novembre 2014 que l’on trouvera en ligne ici

 Il s’agissait de savoir si la loi qui décidait la prorogation du mandat des députés, qi avait été adoptée pour permettre de finir par élire un Président de la République était conforme à la Constitution. Le Conseil répond par la négative dans des termes d’une violence juridique considérable soulignant en particulier que « le fonctionnement régulier des institutions est le fondement de l’ordre public » et que cela implique que « chaque institution doit, sans délai, exercer les fonctions qui lui sont attachées » et que si il peut exister des circonstances exceptionnelles celles-ci imposent « un renforcement de l’effort pour faire face à ces circonstances, sauvegarder l’entité nationale et les intérêts supérieurs à la Nation ». Et si le Conseil n’annule pas la loi c’est pour ne pas ajouter une vacance supplémentaire à une autre qui, en plus rendrait plus difficile l’élection du Président mais il souligne que c’est « une voie de fait », refusant donc de lui donner tout crédit juridique.

Principe constitutionnel :

« chaque institution doit, sans délai, exercer les fonctions qui lui sont attachées »

Conseil constitutionnel du Liban 28 novembre 2014

Evidemment, si l’on ne regarde que le résultat, on peut-être déçu par le fait que même la Cour suprême constitutionnelle du Liban soit obliger de s’incliner devant la manipulation de la vacance et des prorogations de mandat. Mais si l’on y regarde d’un peu plus près cette décision est au contraire une décision majeure pour lutter contre ces phénomènes de vacance. Pourquoi, et bien tout simplement parce que dans les motifs que nous venons de citer elle pose un principe juridique de niveau constitutionnel, celui selon lequel « route institution doit, sans délai, exercer les fonctions qui lui sont attachées ». Ceci signifie par conséquent que toute autorité publique qui, en n’exerçant pas ses pouvoirs (et notamment ses pouvoirs de nomination mais également les pouvoirs donnant aux institutions les moyens juridiques et économiques de fonctionner) viole directement une règle de valeur constitutionnelle.

III : Quelles pistes pour empe^cher ou faire sanctionner la vacances ou les absences de nomination ?

D’abord lorsqu’on est en présence de refus de nominations de fonctionnaires voire de juges. Ici nous sommes en présence d’actes qui sont susceptibles de contrôle, notamment de la part du Conseil d’Etat et l’on pourrait donc parfaitement déférer au Conseil d’Etat ces refus de nomination pour qu’il les annule pour violation du principe constitutionnel que l’on vient de rappeler.

Le problème vient ici du fait que le Conseil d’Etat libanais est très restrictif en matière de procédures d’urgence : il serait ainsi sans doute impossible d’obtenir le sursis à exécution du refus de nomination car surseoir à l’exécution d’une décision de refus c’est en réalité imposer à l’autorité de procéder à la nomination, or le Conseil d’Etat refuse de prononcer des mesures qui ressemblent à des injonctions imposées à l’administration.

Le Legal Agenda a souligné à maintes reprises que ce refus de procéder des injonctions à l’égard de l’administration était très en deçà des standards internationaux des justices administratives et dans le cadre des discussions sur le projet de loi réformant le Conseil d’Etat c’est un des points clés en débat (débats que l’on retrouvera notamment ici). La situation que nous décrivons constitue sans doute un des très bons arguments pour justifier l’institution de ce pouvoir d’injonction : il s’agit de donner une consistance concrète au principe constitutionnel d’obligation d’exercer ses pouvoirs et ses fonctions que nous avons rappelé.

Ensuite, et c’est la deuxième hypothèse, ce principe constitutionnel ouvre la voie pour que, dans des lois futures, on crée des mécanismes qui empêchent que ne se produisent des situations de vacance : intérim, suppléance, mécanismes de nomination automatique, procédures de sanction, etc. Et ici, reprenant une technique de contrôle de constitutionnalité bien connue, le Conseil constitutionnel pourrait juger qu’une loi qui ne prévoit pas d’outils de ce type « n’épuise pas ses compétences », autrement dit est entachée de ce que l’on appelle une « incompétence négative » ce qui la rend inconstitutionnelle. Ainsi, l’entrée en vigueur de la loi serait conditionnée à l’introduction de tels mécanismes ce qui serait un progrès indéniable.

Enfin, dernière hypothèse, on peut même aller plus loin en considérant que cette règle de droit constitutionnelle constitue une habilitation au profit des organes inférieurs pour suppléer aux carences des organes supérieurs. Par exemple, on pourrait envisager que le défaut de nomination d’un membre d’une instance, et qui de ce fait n’a plus le quorum pour se réunir, autorise le président de cette instance soit à écarter la règle de quorum soit à nommer un intérimaire et/ou un suppléant pour que l’institution puisse mener à bien sa mission. C’est une voie plus audacieuse et dont la validité juridique reste en débat mais qui mérite néanmoins d’être explorée.


conclusion

On le voit, il existe bien des outils qui sont mobilisables, en s’appuyant sur la décision du Conseil constitutionnel de 2014, pour faire en sorte que l’inertie exécutive soit remise en cause. Ainsi oui, assurément, la vacance est un des maux les plus importants qui afflige les pouvoirs publics libanais, mais ce n’est pas un mal sans remède.

A propos de l'auteur

Par frolin

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